Chapitre 27

 

De tous les morts-vivants que comptait notre liste de suspects, il n’en restait plus que quatre dont nous doutions. L’écrémage avait été très douloureux pour Bones, car il les connaissait tous depuis au moins un siècle, et il les tenait pour des amis proches. Après tout César n’avait pas soupçonné Brutus, lui non plus, et regardez où ça l’avait mené. Bones devait donc se montrer impitoyable dans ses choix.

Zéro était sur la liste, malgré ses démonstrations de dévotion sans borne. Tick-Tock, Rattler et Doc complétaient notre quatuor de suspects. Bones gardait Vlad de côté.

Pendant que je prenais mon petit déjeuner, Bones avait enfin appelé Don pour le prévenir de son arrivée. Mon oncle s’enquit de Tate, bien entendu, et s’entendit répondre d’un ton sec qu’il était « pour l’instant » encore en vie. J’imaginais mon oncle en train de s’arracher des poils de sourcils à l’autre bout du fil… Don appréciait Tate, mais il était également réaliste. Il savait ce qui arriverait si Tate était le coupable. Les vampires n’accordaient pas de sursis.

Étant donné la description que Mencheres avait faite de la lente convalescence qui l’attendait, Bones, par souci de crédibilité, se déplaçait avec une apathie marquée qui tranchait avec ses grandes foulées habituelles. Nous passâmes l’après-midi sur le divan tandis que Mencheres l’informait de ce qui s’était passé pendant son absence. Rapidement, mais sans omettre le moindre détail, il décrivit comment Patra s’était incrustée lors de la soirée à l’opéra. Ma mère cessa de faire semblant de ne pas écouter et s’assit près de nous. Lorsque Mencheres se tut, un silence pesant s’abattit sur la pièce. Ma mère finit par prendre la parole :

— Quelle garce, celle-là. Tu devrais la tuer, Catherine.

Bones laissa échapper un ricanement.

— Je compte bien lui faire moi-même cet honneur.

Dans l’intervalle, nous verrions lequel d’entre nous tenterait de joindre Patra pour lui dire que Bones était en vie. Don s’était arrangé pour mettre tous les téléphones sur écoute. Même les messages transmis via des réseaux sans fil seraient interceptés : ordinateurs, textos, tout avait été confisqué, à part les pigeons voyageurs. « Question de sécurité », avait froidement annoncé Mencheres, et personne n’avait osé discuter. Lorsque le traître se manifesterait, il serait obligé de le faire par téléphone, ce qui nous permettrait de le démasquer. Nous n’avions plus qu’à attendre.

— Bones, tu es encore pâle, dit Mencheres. Tu devrais manger un peu et retourner te reposer.

— D’accord. (Bones me tira par la main.) Chaton, j’ai quelque chose à te montrer.

Je le suivis jusqu’au sous-sol. Nous traversâmes plusieurs pièces que je n’avais pas cherché à explorer ces derniers jours. Un bon tiers de la maison était sous le niveau du sol, le repaire idéal pour une goule ou un vampire. Cette demeure me faisait penser à la nature même des morts-vivants : sous la surface, elle recélait de nombreuses surprises.

Deux vampires s’inclinèrent devant nous avant de nous ouvrir la porte en bois à double battant.

Plusieurs personnes, toutes humaines, levèrent la tête lorsque nous entrâmes dans ce qui semblait être une salle de jeux. Quelques-unes étaient installées sur le divan devant le grand écran plasma, d’autres s’affrontaient à l’une des quatre tables de billard, et cinq autres semblaient engagées dans une partie de poker.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? murmurai-je.

Bones désigna la salle d’un geste de la main.

— C’est la version vampire d’une cuisine, ma belle. Les humains sont nourris et logés en échange de leur sang, beaucoup de communautés de vampires fonctionnent de la sorte. Je voulais que tu le voies.

— Prem’s sur la rousse ! s’écria un jeune homme aux taches de rousseur en s’approchant de nous. Je vais te plaire, je suis succulent.

— Tu crois que je suis là pour boire ton sang ? dis-je, éberluée, en le voyant pencher la tête et dénuder son cou.

Bones gloussa.

— Exactement. Désolé, Neal, mais elle ne va pas te mordre, et tu es loin d’être succulent, le reprit-il en lui posant la main sur l’épaule. Enfin, tu feras quand même l’affaire. Même si tu devrais manger moins d’oignons.

Je regardai Neal s’approcher de Bones. Collant sa bouche contre le cou du jeune homme, Bones le mordit comme s’il était un petit gâteau ambulant. Il s’arrêta moins d’une minute plus tard, referma les traces de morsure et donna une tape amicale sur le menton de Neal.

— Et aussi moins d’ail, mon pote. J’ai goûté le sang de cuisiniers italiens qui puaient moins que toi.

Neal souriait toujours.

— C’était la meilleure pizza de ma vie, blanc-bec, et elle était pleine d’ail et d’oignons. Désolé.

Bones émit un ricanement amusé.

— La brosse à dents, ça te dit quelque chose, mon gars ? Familiarise-toi avec cet ustensile, sinon tu ne seras jamais transformé. Non, reste assise, dit-il à l’une des filles qui commençait à se lever du canapé. On fait juste un petit tour et on s’en va.

Ma mère tomberait dans les pommes si elle savait ce qui se trouve sous ses pieds, me dis-je, abasourdie. Des casse-croûte sur pattes, à portée de canines.

— C’est qui, ces gamins ? demandai-je à voix basse.

Aucun d’entre eux ne semblait avoir plus de vingt ans.

Bones me fit traverser plusieurs autres pièces. Il y avait une bibliothèque, une salle informatique, et même un jacuzzi enterré. Tous les quatre ou cinq mètres se trouvaient des chambres. Certaines étaient occupées, d’autres vides, et derrière quelques portes fermées on entendait des bruits, reconnaissables entre mille, de gens faisant l’amour.

— Oh, ils viennent de tous les horizons, répondit-il. Il y a des étudiants, des artistes en herbe, des fugueurs victimes de mauvais traitements, des enfants des rues, ou des apprentis vampires. Comme Neal. Il veut devenir un vampire, et il nous prouve son engagement en offrant son sang et en rendant de petits services. Quand plusieurs vampires vivent en communauté, ça se passe généralement comme ça.

— Est-ce qu’ils sont tous hypnotisés ?

— Bon Dieu, non. Ils savent pour qui et pourquoi ils sont là. Les fugueurs reçoivent une éducation, un toit, et une allocation qu’ils mettent de côté pour le jour où ils décideront de suivre leur propre voie. Mais pour leur sécurité, la plupart d’entre eux ne sont pas au courant de l’endroit où se trouve la maison, ni des noms de leurs employeurs. Lorsqu’ils partent, on efface ce qu’ils savent de leur mémoire. Il en est ainsi depuis des milliers d’années, Chaton. C’est une sorte de système féodal, comme je te l’ai déjà expliqué.

— Système féodal ? (Je m’arrêtai devant l’une des chambres d’où provenaient des halètements appuyés.) Et ça, j’imagine que c’est le droit de cuissage ?

— Ça, dit Bones en indiquant la porte d’un signe de tête, c’est le résultat d’un consentement mutuel. Je ne peux pas parler pour toutes les communautés, mais, en règle générale, il est interdit d’hypnotiser son repas pour s’envoyer en l’air avec lui. Un vampire invité qui agit ainsi dans la maison de son hôte risque la peine de mort. Mais si la personne humaine veut un peu d’action, qui peut trouver à y redire ? C’est son choix.

Qui peut trouver à y redire ? Moi. Sympa, Mencheres. Il fournit des buffets à volonté, dans tous les sens du terme. « N’oublie pas de te nourrir régulièrement, Bones ! » Enfoiré.

— Tu sais bien que cela n’arrivera jamais, Chaton, dit Bones d’un ton très sérieux.

Je le croyais, même si je ne pouvais m’empêcher de me sentir menacée par ces occasions faciles.

— C’est pour cette raison que tu m’as montré tout ça ? Pour me prouver que tu ne me cachais rien ?

— En partie, oui. (Il sourit.) Mais la raison principale se trouve derrière toi, en train de reluquer tes fesses, à ses risques et périls.

— Amigo, dit une voix cajoleuse. Je ne les ai pas vues depuis des jours…

Je me retournai si vite pour prendre son propriétaire dans mes bras qu’il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Juan me rendit mon étreinte, et se mit à fredonner en espagnol.

— Mi querida, ton mari est revenu, que bueno.

— Oui, je suis contente qu’il soit de retour, moi aussi, dis-je en reniflant. Tout comme je suis contente de te revoir. Comment te sens-tu ?

Juan sourit de toutes ses dents. En voyant son éternel sourire lubrique, je me rappelai que devenir un vampire ne changeait pas la personnalité.

— En pleine forme, et tu es encore plus belle maintenant que je te vois avec mes nouveaux yeux. Regarde-moi cette peau. (Il passa un doigt sur ma joue.) Magnifico.

— Bas les pattes, mon pote.

Bones lui donna un petit coup de poing qui le fit reculer d’un pas. Juan ne se départit pas de son sourire.

— J’ai de nombreuses raisons de te remercier, amigo, mais celle-ci est la plus belle. Grâce à toi, les femmes sont encore plus attirantes. Ah, leur odeur… leurs battements de cœur… et leur goût… (Il ferma les yeux.) Delicioso.

L’air incrédule, je me tournai vers Bones.

— Il est encore plus obsédé qu’avant !

Bones haussa les épaules.

— Il est juste un peu enivré par ses nouveaux sens. Il va s’y faire. Ou bien il se fera castrer s’il s’oublie un peu trop et qu’il effleure seulement la pensée de te tripoter les fesses, comme maintenant… Tu crois que je suis aveugle ? (Il donna une tape sur la main qui s’aventurait près de ma hanche avec une innocence feinte.) Maîtrise-toi, amigo.

— Querida. (Juan m’embrassa sur la joue, avec respect cette fois-ci.) Je suis capable de contenir ma faim, et je peux de nouveau combattre. Il m’a donné la puissance… et je ne la gâcherai pas.

L’une des filles qui regardaient la télé passa dans le couloir avec un gloussement mutin en faisant les yeux doux aux deux hommes. Juan bomba immédiatement le torse. Il fronça le nez et des lueurs vertes apparurent dans ses yeux.

— En parlant de ne pas gâcher les occasions.

Il me donna un dernier baiser rapide et suivit la fille avec un grand sourire.

— La rubia, por favor… attends. J’ai soif, et je suis très sensible à la flatterie… tu pourrais me persuader de faire n’importe quoi…

— Tu parles d’un représentant des forces de l’ordre, observai-je d’un ton sec. Dans une semaine il aura un harem.

Bones regarda Juan disparaître au bout du couloir, ses lèvres sur le cou de la blonde d’une manière qui trahissait plus que la faim.

— C’est un type bien. Il apprendra.

— Il apprendra quoi ?

Au moins, il ne peut plus ni attraper ni transmettre de maladies, pensai-je. C’était l’un des grands bénéfices que la gent féminine tirerait de sa transformation.

Bones passa le bras autour de mes épaules alors que nous nous éloignions de ce festival des sens.

— Il apprendra que beaucoup de femmes peuvent satisfaire ses désirs ponctuels, mais que seule celle dont il tombera amoureux saura le rassasier.

Je lui jetai un regard en biais.

— Essaierais-tu de me séduire ?

Il retroussa les lèvres dans un sourire chargé de promesses.

— Tout à fait.

Je glissai mes doigts entre les siens. Nous étions dans une situation tellement insensée. Une personne en qui nous avions confiance voulait le voir mort, et c’était loin d’être notre seul problème. Mais il faut toujours s’employer à ne pas gâcher le temps qui nous est accordé, que l’on soit humain, goule ou vampire. Ou un monstrueux mélange, comme moi.

— Tant mieux.

Froid comme une Tombe
titlepage.xhtml
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_000.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_001.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_002.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_003.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_004.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_005.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_006.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_007.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_008.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_009.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_010.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_011.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_012.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_013.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_014.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_015.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_016.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_017.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_018.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_019.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_020.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_021.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_022.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_023.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_024.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_025.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_026.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_027.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_028.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_029.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_030.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_031.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_032.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_033.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_034.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_035.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_036.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_037.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_038.html
Frost,Janiene-[Chasseuse de la Nuit_03]Froid comme une Tombe_split_039.html